Bodega
Parfois, il est nécessaire de faire un retour en arrière pour avancer. C'est précisément ce que fait le groupe BODEGA, commentateur culturel punk, sur son nouvel album, en esquissant un avenir nouveau à partir des fragments brumeux de son passé, sur fond de critique consumériste. "C'est quelque chose que nous voulions faire depuis des années", explique le guitariste et chanteur Ben Hozie à propos de "Our Brand Could Be Yr Life" - une collection de réflexions indie-rock accrocheuses sur l'évolution lente de la pensée corporatiste dans la culture des jeunes, écrite pour la première fois il y a huit ans. À l'époque connu sous le nom de BODEGA BAY, le groupe de Brooklyn avait alors enregistré ces chansons sous la forme d'un double album paradoxal. "C'était super méticuleux mais agressivement lo-fi en même temps", s'amuse Hozie, se rappelant les trente-trois titres qu'ils ont "traités comme une épopée luxuriante à la Brian Wilson, mais enregistrés avec un micro MacBook minable". Il insiste sur le fait que personne n'a entendu l'album autoédité qui en a résulté en dehors de Bushwick (quartier new-yorkais). Mais pour Hozie et la chanteuse Nikki Belfiglio, l'autre force motrice de BODEGA, il a gardé une place spéciale dans leurs cœurs, comme étant plus que de la simple musique. "C'était une déclaration", affirme le guitariste. "La philosophie que nous aimions et la musique que nous aimions ont commencé à se combiner en un seul ensemble", ajoute Belfiglio.
Aujourd'hui, BODEGA - complété par le guitariste Dan Ryan, le bassiste Adam See et le batteur Adam Shumski - a réinterprété "Our Brand Could Be Yr Life" pour 2024. "Nous avons considéré cette démarche comme celle d'un réalisateur revisitant l'un de ses anciens films, à l'instar d'Hitchcock qui a refait L'homme qui en savait trop, ou de Yasujirō Ozu qui a revisité L'histoire des herbes flottantes", explique Hozie, pour qui il n'est jamais surprenant d'aborder la musique à travers un prisme cinématographique. Après tout, il s'agit d'un créatif qui, en plus de son travail au sein de BODEGA, est un réalisateur de films indépendants renommé (PVT Chat, son drame de 2020 sur le commerce du sexe en ligne, a reçu des critiques dithyrambiques). "Lorsque vous êtes plus âgé et que vous maîtrisez mieux votre métier, vous pouvez revisiter le même matériel mais en faire quelque chose de différent."
Le guitariste ne plaisante pas. Sur ce "Our Brand" rebooté, les chansons d'antan sont remises au goût du jour grâce à des arrangements fortement remaniés qui soulignent à quel point leur musicalité s'est développée. Le morceau Tarkovski, par exemple, comporte désormais un solo de Ryan d’une intensité rare, né d'une longue jam session que le groupe qualifie de "l’enregistrement le plus fidèle de nos improvisations live couché sur disque jusqu'à présent". Set The Controls For The Heart of the Drum, qui n'était auparavant qu'une explosion électrique de 90 secondes, est désormais plus long, plus percutant et plus drôle, s’autorisant même un sketch absurde en plein milieu de morceau qui témoigne de la subtile tendance comique du groupe. De nouvelles compositions viennent s'ajouter à l'album. Prenez le morceau d'ouverture Dedicated to the Dedicated ou le final explosif City is Taken, une chanson illuminée par les breaks de batterie tonitruants de Shumski, et vous vous retrouvez avec une capsule temporelle palpitante de ce qu'était BODEGA, et de ce que le groupe va bientôt devenir. Un album qui, au passage, a nécessité plus de matériel qu’un simple micro MacBook pour sa réalisation. "Je pense que c'est notre meilleur album à ce jour", déclare Hozie, qui a produit l'album, avec le soutien de son collaborateur de longue date Adam Sachs, qui s'est chargé de l'enregistrement et du mix.
Tout et rien n'a changé depuis que les plus anciennes chansons d'"Our Brand" ont été écrites. Bien sûr, BODEGA est peut-être désormais adoré comme un groupe culte de l'indie rock, loué pour ses combinaisons de rythmes discordants et de paroles littéraires, évoquant les libéraux se cachant chez Barnes and Noble pendant que les manifestations font rage dans les rues. Oui, des albums comme "Endless Scroll" (2018) et "Broken Equipment" (2022) ont pu les amener à être mentionnés aux côtés de groupes comme Parquet Courts, Wet Leg ou Courtney Barnett. Et, bien sûr, leur réputation de groupe de scène à l'énergie scintillante a pu les faire passer de sous-sols moites à des salles de taille conséquente, invariablement pleines. Et quid de la brandification de la contre-culture moderne à laquelle "Our Brand" s'est attaqué à l'origine ? Cela n'a pas bougé, pas le moins du monde. En fait, elle s'est plutôt enracinée, selon Hozie.
"Le thème est toujours d'actualité. L'idée de la corporatisation de la musique électrique n'a fait que s'exacerber", soupire-t-il. "La grande question philosophique que je me pose finalement est la suivante : cela a-t-il toujours été ainsi ? Le rock a-t-il toujours été superficiel, mais étais-je juste trop jeune et naïf pour le comprendre ? Si l'on se réfère à la musique rock de 1957, on constate qu'elle était empreinte d’une incroyable électricité. Chuck Berry était vraiment un poète sous-estimé. Je ne dénigre pas du tout le rock'n'roll original, que j'aime toujours et que je chéris. Mais il était superficiel à dessein. Il était destiné à être un produit rapide que l'on pouvait commercialiser auprès des adolescents et que l'on pouvait ensuite jeter."
Cette observation est typique de la curiosité intellectuelle que suscite la musique de BODEGA. Le duo n'a pas toujours de réponse au malaise - et n'est pas non plus à l’abri du couteau tranchant qu'il brandit en tant que critique du monde et de ses malheurs. "Nous nous sommes donnés pour mission de remettre en question l'hypocrisie de notre scène et de nous-mêmes. La meilleure critique est l'autocritique", déclare Hozie, admettant que la réaction de BODEGA contre le mot "marque" dans le rock est peut-être elle-même une sorte de marque qu'ils exploitent. Sur des chansons comme ATM, dont l'imagerie est reprise dans la pochette provocante de l'album, créée par Belfiglio, des idées comme celle-ci culminent en un point important sur la façon dont nous sommes devenus mercantiles en tant que scène musicale et en tant qu'espèce. "Il y a ce terme appelé "réserve permanente", qui signifie que vous traitez quelque chose comme un moyen d'arriver à une fin. Un champ n'est plus seulement un champ dont nous apprécions la beauté. Il s'agit désormais des ressources que nous pouvons en extraire. Nous utilisons le distributeur automatique de billets comme métaphore ludique. Pensez à chaque personne que vous connaissez : vos parents, vos amants, même vos meilleurs amis. Nous avons été formés à penser : "Qu'est-ce que je retire de ma relation avec eux ? Les médias sociaux vous amènent à considérer votre vie entière comme une réserve permanente. C'est une façon terrible de vivre notre vie", déplore-t-il, avec un petit rire noir.
On trouve également sur l'album l'hymne Major Amberson, plus léger, et l'entraînant G.N.D, une chanson qui, de son titre (argot coquin pour "girl next door") et ses paroles révélatrices du point de vue d'une travailleuse du sexe fictive, explore davantage la fascination de Belfiglio pour l'intersection entre le sexe et la technologie. Tout cela avant qu'un personnage récurrent, bien connu des fans de BODEGA, n'entre en scène pour un trio de titres, alors que l'album approche de son dénouement. "Le consommateur culturel est un type que j'ai souvent remarqué à Brooklyn", explique Hozie à propos de la figure bohème de la classe moyenne qu’il dépeint souvent dans ses paroles. Dans Cultural Consumer III, il est dans une voiture en route pour l'aéroport, sur le point d'embarquer pour une retraite de bien-être à Taïwan. Mais rien de tout cela ne masque le vide rampant qui l'habite, ce sentiment d'avoir "imaginé une vie excitante et aventureuse pour lui-même, où il pensait pouvoir changer le monde. Au lieu de cela, il ne fait qu'acheter de la merde."
"Our Brand Could Be Yr Life" est une galerie des sous-genres de l'indie-rock pour une raison bien précise. "Il y a du dance-punk. Il y a du shoegaze. Il y a du rock slacker. Il y a du rock psychédélique. R.E.M aussi. Nous voulions être un groupe de plus dans une longue série d’évangélistes, prosélytes d'un certain type de sous-culture rock", explique Hozie. "Nous nous moquons et célébrons à la fois le canon du rock, en espérant racheter sa déchéance, comme des missionnaires stupides qui ont hérité d'une tradition formelle tachée qui doit changer pour redevenir significative."
C'est en quelque sorte là que le titre de l'album intervient. En 2001, l'auteur Michael Azzarad a publié Our Band Could Be Your Life, un livre fondamental qui décrivait (et pour le jeune Hozie, mythifiait instantanément) cette même sous-culture, dans tout son esprit punk et sa liberté DIY. 22 ans plus tard, en reprenant le nom de ce livre, Hozie et Belfiglio s'apprêtent à sortir un album qui, pour la deuxième fois, pose la question suivante : "Que s'est-il passé ? Et y a-t-il un moyen de s'en sortir ?" Pour BODEGA, emprunter le sentier qui mène à la réponse, c'est d'abord revenir sur ses pas. Parfois, il faut reculer pour avancer.
"Our Brand Could Be Yr Life" en est la preuve euphorique.